dimanche 19 juillet 2009

La doctrine démonologique dans le De Abstinentia II, 38-43 de Porphyre est-elle celle d'Origène ?

Origène le platonicien, condisciple de Plotin auprès d’Ammonius, n’aurait écrit que deux livres, se consacrant essentiellement à l’enseignement. Le premier serait : Oti monos o poiètès o Basileus, le second, Peri tôn daimonôn. Ce titre est rapporté par Porphyre dans la Vie de Plotin en 3.31 ; Longin, dans la préface du Peri telous, ne cite que cet ouvrage (Vie de Plotin 20.41). H. Lewy, dans l’Excursus XI, dans Chaldean Oracles and Theurgy, Le Caire : Publications de l’Institut français d’Archéologie Orientale, 1956, p. 497-508, fait l’hypothèse selon laquelle Porphyre rapporterait la doctrine origénienne dans le De Abstinentia II, 36-43, position attribuée à « certains platoniciens ». H. Lewy s’appuie sur un double argument :

1) Il souligne qu’un bref résumé de l’ensemble de la théologie, dans le De Abstinentia II 37, précède l’exposé démonologique proprement dit. Or cet exposé semble reproduire un schéma médioplatonicien traditionnel – le premier dieu, l’âme du monde, le monde, les dieux intra-mondains (étoiles et planètes), les démons – où finalement ne se trouvent que « deux principes noétiques », le premier dieu et l’âme du monde ; il y aurait alors une action directe du premier dieu sur l’univers, ce qui pourrait correspondre à la position origénienne identifiant le démiurge et le premier dieu telle qu’elle se dessine à partir du titre du second ouvrage, Oti monos poiètès o Basileus.

2) On retrouve dans le De Abstinentia II, 38, trois des classes de démons ((a) ceux qui s’occupent des animaux, (b) ceux qui s’occupent des récoltes, (c) les messagers) présentes dans l’interprétation allégorique que Porphyre propose des cinq classes de la constitution de l’ancienne Athènes (respectivement, (a) pasteurs, (b) laboureurs, (c) prêtres) évoquées dans le mythe de l’Atlantide (cf. Proclus, In Timaeum I, 152 .10-28) ; il faut ajouter par ailleurs qu’aux démons présidant aux techniques, dans le De Abstinentia, correspondraient les âmes attachées à Héphaïstos et à Athéna. Or, l’ensemble de l’interprétation porphyrienne du mythe de l’Atlantide est un mélange des positions de Numénius et d’Origène (Proclus, In Timaeum I 77.6-7) : pour Porphyre, il s’agit d’une description du combat des âmes, avant l’incarnation, contre les mauvais démons qui veulent les attirer vers le bas (ibid. I 77.6-24) ; pour Numénius, il s’agit d’un conflit entre les âmes nobles et celles attachées à la génération (ibid. I 77.3-6) ; pour Origène, il s’agit d’une guerre entre bons et mauvais démons (ibid. I 76.30-77.3) Porphyre s’inspirerait essentiellement de Numénius pour la dimension psychologique de l’interprétation ; la dimension démonologique devrait être rapportée à Origène. Par conséquent, on peut supposer que la classification des démons sublunaires de l’In Timaeum I, 152.10-28 et, par suite, le passage du De Abstinentia, dont elle semble être le modèle, peuvent être rapportés à Origène.

H.-R. Schwyzer, dans « Proklos über den platoniker Origenes », in Proclus et son influence : Actes du colloque de Neuchatel, G. Boss/G. Seel (éds), 1987, Zürich : éditions du Grand Midi, p. 45-59, sans être convaincu par le procédé de H. Lewy propose d’approfondir son hypothèse sur deux points (p. 58-59) :

1) La distinction entre bons et mauvais démons réapparaît dans le De Abstinentia alors que Numénius ne la cite pas, ce qui confirmerait son origine origénienne. H.-R. Schwyzer reconnaît en note les limites d’un tel argument ex silentio étant donné la pauvreté des fragments restants de Numénius. Sur la démonologie origénienne, cf. M. Baltes/H. Dörrie, Der Platonismus in der Antike. Band 3, Stuttgart/Bad Cannstatt : Frommann-Holzboog, 1993, p. 337.

2) Le deuxième point est plutôt un point critique qui porte sur l’identification du premier dieu dans le De Abstinentia II, 37, 1 avec le démiurge origénien. En effet, il est décrit ainsi : « O men prôtos theos asômatos te ôn kai akinètos kai ameristos kai oute en tini ôn out’endedemenos eis eauton, khrèzei oudenos tôn exôthen, ôsper eirètai ». D’après H.-R. Schwyzer, ces prédicats viennent essentiellement du Parménide, plus précisément de la première hypothèse ; il en déduit que l’auteur est un néoplatonicien posant le premier principe au-delà de l’être ; « hier wird eindeutig ein Philosoph zitiert, der die erste Hypothesis des Parmenides als oberstes Prinzip jenseits des Seins auffabt. » (p. 58) ; on pourrait appuyer cette analyse par la référence à la Théologie Platonicienne de Proclus II, 4, p. 36.22-25 : « Kai ei pas nous eis auton estraptai kai en eautô esti, to de hen oute en auto deiknuta on oute en allô, pôs eti ton noun eis tauton axomen tô prôtô » Même s’il s’agit d’Origène, ce premier dieu ne peut être identifié au démiurge ; l’auteur de l’extrait supporterait même une doctrine des trois hypostases. Pour conserver l’identification avec Origène, il faudrait alors supposer que le Peri tôn diamonôn est un écrit de jeunesse où l’influence d’Ammonios était encore prédominante. Ce n’est que bien plus tard, après une rupture avec Ammonius, qu’Origène aurait renoncé à cette doctrine pour identifier le premier dieu au démiurge.
Il faut reconnaître que sur ce deuxième point, H.-R. Schwyzer surdétermine le texte :

a) En effet, la référence exclusive au Parménide est loin d’être évidente dans l’extrait du De Abstinentia et même si les prédicats sont en partie tirés du Parménide, cela n’implique pas une lecture strictement néoplatonicienne.
b) Comment justifier, par ailleurs, l’absence du démiurge ou de l’intellect dans la série des dieux ? L’auteur dresse un panorama synthétique de la théologie, il est pour le moins paradoxal que manque un échelon. Comme le note de M. Zambon, dans Porphyre et le moyen-platonisme, Paris : Vrin, 2002, p. 148, « le premier Dieu est décrit avec des attributs qui rappellent les négations de la première hypothèse du Parménide platonicien ; mais après lui, vient l’âme du monde, ce qui implique clairement que ce premier Dieu, suivant le schéma du Timée, doive s’identifier avec le démiurge. »
c) L’attribution d’une doctrine des trois hypostases à Ammonius ne peut s’appuyer sur des textes, mais seulement sur une reconstruction hypothétique.

H.-R. Schwyzer n’explique cependant pas pourquoi l’analyse de H. Lewy ne le convainc pas ; on peut, en effet, remettre en cause l’argument essentiel d’H. Lewy qui retrouve dans le De Abstinentia les classes de démons de l’interprétation du mythe de l’Atlantide.

1) H. Lewy identifie les démons en charge des phénomènes météorologiques à ceux en charge des animaux et des champs ; or, dans le De Abstinentia II 38, il s’agit d’une classe de démons qui a sa spécificité, sinon Porphyre ne coordonnerait pas cette fonction aux fonctions précédentes – s’occuper des animaux, s’occuper des récoltes – par un eite kai en continuité avec les deux eite qui coordonnaient les classes précédentes... Or, cette classe n’a pas d’équivalent dans le texte proclien.

2) L’identification des « démons qui président à nos techniques » avec les âmes attachées à Héphaïstos et à Athéna force le texte ; car Proclus ne mentionne pas ces démons. Pour établir un lien certain entre le commentaire sur le Timée et le résumé du De Abstinentia, il faudrait retrouver une classification comparable. Origène en est peut-être l’auteur, mais rien ne permet de le certifier avec exactitude. Sur les différentes hypothèses possibles, cf. Porphyre, De Abstinentia II-III, Paris : Les Belles Lettres, 1979, p. 34-37.

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