mercredi 22 juillet 2009

Prière silencieuse dans le De Abstinentia et silence unitif

« Au dieu suprême, comme l’a dit un sage, nous n’offrirons rien de ce qui est sensible, ni en holocauste ni en parole. En effet il n’y a rien de matériel qui, pour l’être immatériel, ne soit immédiatement impur. C’est pourquoi le langage de la voix ne lui est pas non plus approprié, ni même le langage intérieur lorsqu’il est souillé par la passion de l’âme. Mais notre seul hommage est un silence pur et de pures pensées le concernant. Il faut donc nous unir à Dieu, nous rendre semblables à lui et lui offrir notre propre élévation comme un sacrifice sacré, car elle est à la fois notre hymne et notre salut. Or ce sacrifice s’accomplit dans l’impassibilité de l’âme et la contemplation de Dieu. Pour les rejetons du dieu suprêmes – les dieux intelligibles – il faut ajouter l’hymne de la parole. Car le sacrififice est la consécration à chaque divinité d’une part de ses dons, de ce par quoi elle nourrit notre essence et la maintient dans l’être. » (De l’abstinence II, 34)

1. La hiérarchie théologique


Dans ce curieux passage inspiré du Peri thusiôn d’Apollonius de Tyane, Porphyre semble réserver une forme particulière de prière silencieuse à la divinité la plus haute, alors que les hymnes parlés doivent être offerts aux dieux qui viennent après, présentés comme dieux intelligibles. Ces dieux secondaires sont à la fois rejetons, comme les dieux engendrés du Timée (40a2 sqq.) mais aussi intelligibles comme le paradigme ; cependant, si l’on saisit la logique du passage comme un tout, II 34-36, il semble bien qu’il y ait une hiérarchie complète du divin:

1) le dieu suprême
2) les dieux intelligibles
3) les dieux visibles fixes et errants (36.3)
4) les démons (36.5).

Ces dieux intelligibles sont donc différents des dieux engendrés tels qu’ils apparaissent dans le Timée. Porphyre ne donne guère plus d’éléments pour comprendre le statut de ces dieux intelligibles, d’autant plus qu’ils semblent disparaître dans la hiérarchie théologique de certains platoniciens évoquée en II, 37 :

1) premier dieu
2) âme du monde
3) dieux visibles, fixes et errants
4) démons.

Porphyre semble dans une position d’équilibre instable, qui ne paraît guère le déranger, entre une structure qui distingue dieu suprême/dieux intelligibles dont l’inspiration serait néoplatonisante, puisqu’elle suggère un « Un au-dessus de l’intellect » (M.Zambon, Porphyre et le moyen-platonisme, Paris : Vrin, p. 148) et une structure plus traditionnelle et scolaire. Comme le note M.Zambon, il est « parfaitement possible que le philosophe ait adopté des représentations de la structure du monde divin d’une grande diversité, convaincu qu’elles sont compatibles et se complètent réciproquement. Il semble que Porphyre ne veuille rien perdre de ce qu’offre le passé, même si, pour ne rien perdre, il doit en réalité soumettre ses propres sources à d’importants ajustements interprétatifs » (cf. aussi A. Smith, « Porphyry and the Platonic Theology » in Proclus et la Théologie platonicienne, A. Segonds/C. Steel (éds), Paris/Louvain : Belles Lettres/Leuven University Press, p.183-184).

2. La prière mentale ou silencieuse est rare à l’âge classique

La prière mentale ne semble avoir pris son essor qu’à partir de la période hellénistique ; à l’âge classique, et dans la période archaïque, elle ne semble qu’un pis-aller : « La prière mentale se recontre dans le cas d’impossibilités physiques – ou parfois sociales – que l’on contourne et dont on espère que le dieu voudra bien aussi s’accommoder » (D. Aubriot-Sévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du Vème siècle, Lyon : Maison de l’Orient méditerranéen, p.154). Néanmoins, on en trouve une trace positive, comme le note D. Aubriot-Sévin, dans l’Epinomis, dans un passage qui rappelle l’offrande des hymnes aux dieux (980a-c) :

« L’Athénien – Après cela, on ne reprochera pas au législateur de se faire et d’exprimer des dieux une image plus belle et plus digne que celles qui ont été présentées jusqu’ici, comme par un beau jeu en leur honneur, et de passer sa vie à leur offrir des hymnes et le spectacle de son allégresse.
Clinias – Que c’est bien parler, étranger ! Puisses-tu proposer pour but à nos lois de nous faire parvenir, en donnant aux dieux ce jeu de louanges et en menant une vie plus pure, à la fin tout ensemble la meilleur et la plus belle !
L’Athénien – Qu’est-ce à dire, Clinias ? Sommes-nous d’avis d’honorer granderment les dieux par nos hymnes, les priant de nous inspirer à leur endroit les discours les plus beaux et les meilleurs ? Cela te plaît-il ou que suggères-tu ?
Clinias – Mais oui, cela me plaît merveilleusement. Eh bien ! homme admirable, prie avec foi les dieux et expose le propos beau entre tous qui te vient à l’esprit au sujet des dieux et des déesses.
L’Athénien – Ainsi en sera-t-il, si le dieu lui-même se fait notre guide. Unis-toi seulement à ma prière. [Prière silencieuse]
Clinias – Tu peux parler maintentant. »


On remarquera toutefois que le silence n’a pas le dernier mot, puisqu’un discours sur les dieux, qui résume la partie théologique des Lois, prend le relais.

Même les pythagoriciens, dont on connaît le culte du silence et du secret (sur la question, voir A. Petit, « Le silence pythagoricien » in C. Lévy/L. Pernot (éds), Dire l’évidence, Paris : L’Harmattan, 1997, p. 287-296), semblent avoir de "prier à haute voix" (meta phônès eukhesthai) comme le rappelle Clément d'Alexandrie (Stromates IV, 26, 171, 1, texte cité par D. Aubriot-Sévin, p. 147) qui glose "non parce qu'ils imaginaient la divinité incapable d'entendre ce qui était prononcé à voix basse, mais parce qu'ils voulaient que fussent justes les prières qu'on n'aurait pas scrupule à faire au vu et au su de beaucoup de gens". Une telle affirmation doit permettre de relativiser le passage souvent cité de la Mathesis de Firmicus Maternus qui associe Pythagore et Porphyre dans la nécessité d'un silence religieux : "Pythagoras etiam et noster Porphyrius religioso putant animum nostrum silentio consecrari".

Le silence fait finalement peu question dans la Grèce archaïque et classique, ce qu'il faudrait attribuer à la "découverte récente du logos" et à son efficacité, si l'on en croit R. Mortley dans From Word to Silence I. The Rise and Fall of Logos, Bonn : Hanstein, p. 124 (le livre est intégralement téléchargeable ici : http://epublications.bond.edu.au/word_to_silence/).

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